Avertissement : présenter synthétiquement le fonctionnement d’une classe coopérative, c’est se confronter à deux dangers : l’effet catalogue et la superficialité. Fernand OURY a plusieurs fois précisé que les pédagogies institutionnelles s’appuyaient sur un trépied : le groupe, l’inconscient et des techniques. Le groupe dépend des membres qui le composent. Seule la psychologie sociale s’est permis d’indiquer quelques déterminants de création et fonctionnement du groupe . L’inconscient est l’affaire de la psychanalyse et quelques pages de présentation ne seraient que réduction . Seules restent les techniques, souvent issues des pédagogies Freinet. Pourtant, restreindre la présentation des fonctionnements coopératifs aux techniques, c’est risquer de monter un catalogue et de tomber dans les dérives décrites plus haut. A l’opposé, il serait envisageable de ne présenter que les idées générales de cette forme pédagogique. Il serait alors facile d’obtenir un beau et lisse discours mais sans possible ouverture à d’éventuels praticiens. Nous tentons pourtant dans les quelques pages qui suivent de présenter sommairement le fonctionnement d’une classe coopérative, celle du terrain d’expérience de cette recherche. Nous avons choisi comme médium de présentation une forme rhétorique inspirée de deux auteurs en pédagogie. René LAFFITTE a construit tout un ouvrage autour d’un vécu de journée . Le lecteur y suit une classe du matin au soir et, au passage, en découvre les mécanismes. Philippe MEIRIEU a choisi de suivre un enfant, Gianni, dans un voyage virtuel autour des principaux lieux de ressourcement pédagogique . Nous reprenons le personnage de Gianni et lui permettons d’entrer le temps de deux journées dans une classe coopérative …

« L’Histoire de Gianni ne s’arrête pas là et il n’a pas fini d’en voir de toutes les couleurs. » Gianni, cet exclu des systèmes éducatifs, celui pour qui ses parents se font les plus grands soucis, venait une nouvelle fois de quitter une école. Il avait pourtant eu la chance d’en côtoyer beaucoup, chacune véhiculant des conceptions de l’éducation bien différentes. Même s’il était arrivé à effectuer quelques bribes d’apprentissages, même s’il n’oubliera jamais des personnes comme Rogers ou les sociologues, le constat demeure : il est de nouveau seul, livré à lui même. Son périple pédagogique lui aura tout de même appris une chose, c’est que l’éducation doit faire face à une tension, celle qui consiste à privilégier soit les acquisitions scolaires soit le développement des personnalités. Alors, d’un élan neuf, il accepta de suivre sa mère qui souhaitait l’accompagner dans une nouvelle école. Quand il arriva, il constata que celle-ci n’avait rien d’extraordinaire. Il s’agissait d’une école ni trop vieille, ni trop neuve, ni trop pauvre, ni trop riche, certainement une école comme la fréquente la plupart des enfants français. C’était huit heures et demi et il fut surpris de voir les élèves rejoindre leurs classes sans passer par le très traditionnel rang. En plus, ils semblaient tous sereins. Gianni en demanda alors les raisons au directeur de l’école qui venait de les accueillir. « Vois-tu, mon cher Gianni, il n’y a aucune force qui nous pousse en tant qu’adulte à imposer un règlement contraignant à des élèves. Certes nous avons nos impératifs mais la plupart des règles de vie de cette école peuvent être co-construites par l’ensemble des personnes qui la composent, c’est à dire les enfants mais aussi les enseignants et les autres adultes. Ici, c’est un conseil de coordination qui s’occupe de tout ça. Il regroupe une fois par mois les délégués de chaque classe et les délégués adultes. C’est à ce petit comité qu’incombe la tâche de mettre en place un règlement de vie correspondant au mieux à l’ensemble. Donc, lorsque tu vois les élèves monter seuls dans leurs classes, c’est que tu constates dans le réel l’application d’une partie de ce règlement. Nous sommes d’ailleurs dans une phase d’essai et le prochain conseil de coordination devra décider de son éventuelle mise en place définitive. Bon, je m’arrête de parler, le mieux maintenant est que tu rejoignes ta classe, tes copains t’attendent. » Gianni fut surpris par cet accueil. Il se dit qu’ici au moins les choses étaient discutées mais n’alla pas plus loin dans ses réflexions, le directeur le laissant devant l’entrée d’une classe. La porte était ouverte. La salle était gaiement colorée avec beaucoup de dessins d’enfants. Un seul mur de la classe regroupait des tableaux remplis d’inscriptions. Les élèves qui étaient arrivés s’affairaient à diverses activités autour de petites tables réunies. Certains discutaient, d’autres lisaient et les derniers écrivaient. Dès qu’elle le vit, l’enseignante se leva et vint à sa rencontre. Après un petit bonjour d’accueil, elle lui expliqua très brièvement que dans cette classe on ne travaillait pas comme partout mais que c’était une classe « normale ». Gianni fut de suite soulagé de ne pas se retrouver dans une classe de transition . « Ici, lui dit-elle, tu n’as pas le droit de souffrir et si cela t’arrivait, tu peux le dire : à moi si c’est urgent sinon à ton chef d’équipe ou au conseil de classe qui se réunit une fois par semaine. » Elle le fit approcher d’une table, le présenta avant de lui dire : « Voici ton équipe et Thomas en est le référent, c’est le chef d’équipe. Il n’est pas là pour commander mais pour aider son groupe à ce que tout se passe bien pour tout le monde, dans le travail et dans les relations. Quand j’ai expliqué ta venue lors du dernier conseil, cette équipe s’est tout de suite proposée pour t’accueillir et t’aider à vite t’intégrer. Je te laisse, il t’expliquera. Ah, j’oubliais, il faudra que tu viennes me voir pour recevoir ton salaire de nouveau dans la classe. Bonne journée ! » Thomas présenta à Gianni ses voisins et voisines. Ils avaient l’air sympa mais Gianni ne savait pas ce qu’il devrait faire avec eux. Il eut juste le temps de ranger ses affaires dans son casier qu’une petite fille s’exclama : « Le Quoi de Neuf est ouvert, qui veut parler ? » Aussitôt, une dizaine de doigts se levèrent. Thomas expliqua à Gianni que le Quoi de neuf était un moment où on pouvait raconter ce qu’on voulait à la classe. Trois garçons parlèrent d’un match de foot dans la rue qui avait dû laisser des traces, une fille raconta sa chute de cheval et une autre une dispute entre ses parents et ses voisins. A chaque fois, l’orateur devait répondre à des questions qui suivaient sa présentation. « Le quoi de neuf est terminé, lança la présidente, prise de température de la présidence ». Tous les bras se levèrent, certaines mains ouvertes vers le haut, d’autres vers le bas et les dernières fermant le poing. Gianni comprit à retardement qu’il s’agissait de dire si on était satisfait ou pas de la présidence. Thomas se tourna vers son équipe pour lui indiquer qu’il fallait passer en « plan de travail français ». Tous les voisins de Gianni sortirent un document, le regardèrent puis se mirent au travail. Certains se levèrent pour aller fouiller dans de grands classeurs, d’autres se mirent à travailler seul à l’aide d’une fiche. Quelques uns se retrouvèrent par deux. Gianni s’aperçut qu’à chaque fois que de tels regroupements se faisaient, un élève expliquait à un autre quelque chose qu’il ne comprenait pas. « Tu vois Gianni, lui dit l’enseignante, tu te trouves dans une classe coopérative. Les élèves sont ici pour travailler et apprendre mais ils ont le droit de s’aider. Nous utilisons la démarche PIDAPI . A partir de ce que tu sais déjà, elle te permet de travailler ce que tu es capable de réussir juste après. Comme au judo, on utilise des ceintures de couleur. Si tu es vert, tu t’entraînes pour obtenir ta ceinture bleue et quand tu l’obtiens, tu tentes la ceinture marron. Il existe plusieurs ceintures. En Français, ce matin, tu peux en travailler quatre : grammaire, orthographe, conjugaison et vocabulaire. Tout à l’heure, en mathématiques, tu pourras aussi en travailler d’autres : celles de numération, opération, géométrie et calcul. Dans chaque ceinture se trouvent plusieurs compétences. Pour t’entraîner, tu peux utiliser des fiches avec une petite leçon et des exercices que tu corrigeras toi-même. C’est sur ton plan de travail que tu as prévu ce que tu dois travailler. C’est pour ça que tu vois tous les élèves le regarder et chercher les fiches dont ils ont besoin. Est-ce que tu suis jusque là ? » Gianni mit un court moment avant de faire un oui de la tête mais cela lui rappela le maître qui écrivait les objectifs au tableau . « Comment je fais si je ne comprends pas ce qui est écrit sur une fiche ? » « Plusieurs propositions s’offrent alors à toi, lui répondit l’enseignante. D’abord tu peux relire le document. Ensuite, tu peux demander de l’aide à un autre élève de la classe, soit à quelqu’un de ton équipe, soit à quelqu’un de plus grand que toi dans la ceinture que tu travailles. Regarde là-bas, ce tableau avec toutes ces punaises de couleurs te permettra de trouver quelqu’un qui pourra t’aider parce qu’il a déjà réussi ce que tu es en train de faire. Enfin, si tu ne comprends toujours pas, tu peux me demander de l’aide. Le problème est que vous êtes nombreux dans la classe et que je ne peux pas aider tout le monde en même temps. En plus, quand je décide d’aider quelqu’un, il faut que je l’aide vraiment et je ne peux pas m’occuper du restant de la classe. D’ailleurs, viens avec moi ! » Gianni suivit l’enseignante dans un coin de la salle où se trouvait son bureau et elle lui remit un morceau de carton où elle venait d’inscrire son prénom. « Voici ton passeport, si tu as besoin de moi et que je suis occupée, il te suffit de le poser à mes côtés et dès que je serai disponible, je t’appellerai. En attendant, tu n’auras qu’à travailler autre chose. Ah j’oubliais, ton salaire, deux tissous … Tu iras demander à Thomas ce que c’est… » Elle sortit de son tiroir une caisse d’où elle tira deux petits billets jaunes qu’elle lui remit. Intrigué par ce manège, Gianni alla trouver son chef d’équipe et lui demanda ce que c’était que ces deux tissous. « C’est ton salaire de départ, lui répondit-il. Dans cette classe, quand tu travailles, tu es payé, comme tes parents. On ne te demande pas de réussir les exercices mais simplement d’essayer des les faire. La maîtresse nous dit toujours que c’est l’effort qui est payé et pas si tu as juste ou faux. » « Mais c’est pas du vrai argent, c’est du faux s’exclama Gianni. A quoi ça sert ? » Thomas le regarda avec un sourire et lui expliqua qu’avec cet argent de classe, il pouvait acheter ses stylos, ses gommes, sa règle et tout ce dont il avait besoin en classe et aussi qu’il pouvait participer à un marché de classe qui avait lieu une fois par semaine. « C’est comme le marché aux puces, chacun vend de petits jouets ou objets personnels à des enfants qui veulent les acheter. Tu verras, c’est super ! Et puis aussi, avec l’argent, tu payes tes amendes, j’espère que tu n’en auras pas beaucoup. Bon ça, je t’expliquerai plus tard, essaye de remplir ton premier plan de travail. » A peine Gianni avait-il terminé sa réflexion que l’enseignante passa pour consigne de se regrouper par ceinture de Français. Les élèves se levèrent tous et regagnèrent chacun une nouvelle place. « Tu vois, dit Thomas à Gianni, maintenant on va tous faire un travail en Français. On va dans un groupe où tout le monde a la même ceinture. Comme t’es nouveau, viens avec moi, je suis orange, ça devrait aller. » La maîtresse écrivit un texte au tableau. C’était celui de Nissrine, un texte imaginaire qui avait été élu la veille et qui parlait d’un combat entre un chien-girafe et une souris-taureau. « Dites tout ce que vous avez envie de dire sur ce texte pour l’améliorer » fut la consigne passée. Gianni accepta d’être le secrétaire de son groupe. Les idées fusaient de toutes parts. Certains critiquaient la ponctuation, d’autres l’orthographe ou la conjugaison. Gianni se permit de faire une remarque sur une phrase qui lui semblait incohérente avec ce qui était écrit au début. Au bout d’un moment, la maîtresse arrêta les échanges et nota au tableau les propositions des équipes. Les élèves ne devaient pas répéter ce que venait de dire une autre équipe, les groupes de « petits » passaient avant ceux des « grands » et chaque fois, Nissrine disait si elle était d’accord ou pas avec l’idée émise. A la fin, Gianni ne savait plus si le texte qui était écrit au tableau ressemblait beaucoup à celui du départ. Bref, peu importe, c’était la récréation. Gianni en avait vraiment besoin, non pas parce qu’il était fatigué mais parce que toutes ces informations reçues et cette énergie au travail déployée par les élèves de cette classe lui donnaient le tournis. Ici, tant de schémas scolaires étaient inversés qu’il ne savait plus quoi faire. Par exemple, on venait de lui expliquer que c’était lui qui devait corriger ses exercices, alors pourquoi ne pas tricher, c’était si facile ! Comment se faisait-il que personne dans cette classe n’y avait pensé ? Etait-ce un miracle pédagogique ou le fruit d’une très longue adaptation au fonctionnement ? Le directeur de l’école s’approcha de lui et demanda comment il se sentait. Gianni lui fit part de sa perplexité. « Vois-tu, dans cette école, j’espère que tu te sentiras considéré comme une personne. Notre but d’enseignant n’est pas de faire la classe mais plutôt que chacun d’entre vous puissiez apprendre quelque chose. Peu importe si vous vous trompez, si vous mettez du temps, le principal est que vous grandissiez. Les adultes font confiance aux enfants et ils espèrent la même chose en retour. Ce climat que nous pensons favorable aux apprentissages conduit chacun à l’authenticité. En début d’année, surtout pour les nouveaux comme toi, nombreux sont ceux qui trichent et qui recopient sur leurs cahiers les réponses aux exercices qu’ils doivent faire. Nous ne nous apercevons pas de tout, loin de là, mais ce n’est pas grave simplement parce que devant une ceinture, on est seul face à soi-même et si l’on a triché pour apprendre à faire les soustractions, on n’a pas réellement appris. Ce ne sont que les efforts personnels qui conduisent aux réussites et chez nous, elles sont nombreuses. La tricherie à l’école est la preuve que les élèves se trouvent dans un système où on ne travaille pas pour soi mais pour un autre auprès de qui il suffit de paraître pour réussir. C’est surtout dommage parce que ce sont des efforts et du temps gaspillés pour peu. » Quand la cloche sonna et que les élèves disparurent dans les classes, Gianni commençait à comprendre le sens de cette ferveur. Thomas expliqua à Gianni qu’il pouvait passer en plan de travail mathématiques et que c’était pareil que pour le Français. Il décida de travailler les pourcentages et s’aida de la fiche qui y correspondait. Elle proposait un court exercice pour déterminer ce qu’il savait déjà sur cette compétence puis le conduisait vers des exercices d’entraînement qui lui permettraient de combler ses manques. Une courte leçon appelée « conseil » présentait l’essentiel de ce qu’il avait à apprendre. Gianni réussit le premier exercice mais pas le second. Il essaya de le refaire mais ça ne marchait toujours pas. Il demanda de l’aide à Thomas qui, occupé à résoudre des problèmes avec des décimaux, l’invita à aller trouver quelqu’un d’autre. Gianni était vert en numération, il lui fallait donc trouver quelqu’un de bleu. Sur le tableau des ceintures, il trouva Romain qui, en plus de refuser de l’aider, se moqua de lui devant tout le monde parce qu’il avait de vieux pantalons. L’enseignante ne s’aperçut de rien. Caroline, témoin de la scène, expliqua à Gianni que Romain était blanc en comportement et accepta de l’aider. Gianni s’aperçut qu’en fait il ne lui manquait pas grand chose pour réussir sa fiche, remercia sa tutrice et retourna à sa place pas très satisfait du tour que venait de lui jouer Romain. Cette mésaventure lui permit de comprendre que dans cette classe, tout n’était pas aussi beau qu’il y paraissait. La maîtresse mobilisa pour la deuxième fois la classe dans son ensemble pour lancer un travail en mathématiques. Comme pour le Français, chacun se retrouva dans un groupe de même ceinture. L’enseignante sortit d’une boîte à « textes libres mathématiques » deux papiers. Sur le premier était inscrite une question : « Combien font 100 000 x 1 000 000 ? » Sur le second, Adrien présentait une création mathématique. Il s’agissait d’une sorte de rosace et on devait trouver comment il l’avait réalisée. La classe vota pour la création d’Adrien. Gianni n’arriva pas au même résultat mais ce qu’il fit avec son compas le satisfit. A chaque fois qu’un groupe présentait ses réflexions, Adrien donnait son avis et l’enseignante insistait sur des petits points. Ce que Gianni en retint, c’est qu’un triangle inscrit dans un cercle et dont l’hypoténuse est un diamètre est un triangle rectangle. Il fallut quelques instants à Gianni pour réaliser que le bruit de la cloche signifiait la fin de la matinée tant elle avait été riche. La première partie de l’après midi était réservée à de l’histoire. Stéphane et Driss se présentèrent devant la classe et firent un exposé sur la Révolution Française. Ce n’était pas la première fois que l’histoire était abordée ainsi parce que chaque équipe s’efforçait de noter un maximum d’informations et de poser une foule de questions. Quand les deux orateurs ne savaient pas répondre, la maîtresse les aidait. Thomas expliqua qu’il allait y avoir un jeu la semaine suivante, que Stéphane et Driss poseraient dix questions et que les équipes devraient avoir un maximum de points. Le record de la classe était de 67 points. Gianni comprit de suite d’où venait ce farouche intérêt autour de la Révolution Française. Il se dit qu’au moins, pour une fois, il aurait compris quelque chose en histoire et que ça le changeait vraiment des longs monologues ennuyeux des professeurs qu’il avait rencontrés précédemment. Pendant la récréation, Gianni s’aperçut de quelque chose qu’il n’avait pu voir le matin. Des enfants, qui s’amusaient avec d’autres dans un coin de la cour, portaient un brassard vert avec un « M » cousu dessus. Mis à part ce signe distinctif particulier, rien ne les différenciait des autres. Gianni demanda à un plus petit que lui qui étaient ces élèves. Il répondit qu’il s’agissait de médiateurs et qu’ils étaient à la disposition de tout le monde pour aider à régler un conflit. Le petit était en plein jeu et il ne voulut pas en dire plus. Gianni interrogea un enseignant qui se trouvait dans la cour. Celui-ci sortit un document. « Ceci est un permis à points et ici tu peux lire le règlement de cour qui a été écrit en début d’année par le conseil de coordination de l’école. Il a été pensé pour que chacun profite de ce temps de récréation, qu’il puisse s’y amuser, se détendre et avoir le moins de problèmes possible.» L’homme prit un stylo et écrivit le prénom Gianni sur le haut d’un permis. « Voilà, toi aussi tu as un permis et tu disposes de dix points. Si tu ne respectes pas les lois de la cour, tu risques de perdre des points. Tu peux bien sûr en récupérer en signant un contrat avec un adulte dans lequel tu t’engages à rendre service à l’école. C’est à toi de trouver comment. Si quelqu’un t’embête ou te fait mal, au lieu de te défendre, tu peux réclamer un retrait de points. Si tu es en conflit avec un copain et avant qu’un adulte ne soit obligé de vous sanctionner tous les deux parce que vous vous êtes insultés ou battus, tu peux demander de l’aide aux médiateurs. Ils vous conduiront dans une salle et vous aideront à trouver des solutions. » Gianni remercia l’homme et s’éloigna. Il aurait préféré être aussi libre qu’avant sans avoir ce permis et ces points. Pourtant, en y réfléchissant, comme tout le monde en avait un comme lui et qu’on n’était pas obligé de faire des corvées pour récupérer des points, il trouvait ce système assez rassurant. Il devait respecter les lois mais les autres aussi et avant d’avoir envie de taper sur quelqu’un, chacun avait la possibilité de mesurer les risques, de se pencher sur son sort et donc de retenir la main qui allait partir. Quant aux médiateurs, ce devait être une fabuleuse expérience pour eux que de pouvoir aider des copains à résoudre des conflits. Et ils devaient tant apprendre sur eux … De retour dans la classe, Gianni eut la surprise de la voir complètement changée : les tables étaient poussées contre les murs et les chaises placées en cercle. Caroline invita tout le monde à s’asseoir, la maîtresse rappela à la moitié de la classe qu’ils étaient observateurs et elle lui indiqua qu’ils allaient faire une discussion philosophique. « C’est comme un débat, dit-elle, sauf qu’en plus de trouver des idées, tu dois essayer de donner la définition des mots que tu utilises, poser des questions ou t’en poser et y répondre en essayant d’expliquer pourquoi ce dont tu parles est vrai ou faux. » Caroline prit la parole, expliqua qu’elle était présidente et dit : « Le thème de la discussion d’aujourd’hui est : qu’est-ce que la liberté ? » Très rapidement, beaucoup d’enfants prirent la parole, ceux qui le faisaient sans l’accord de la présidente étaient déclarés gêneurs. Certains donnaient leur avis sur la liberté en fournissant des exemples, d’autres en essayant de définir ce mot. Rapidement, un garçon demanda à quoi ça sert d’être libre ? Gianni voulut dire ce qu’il avait appris de Rogers mais un autre avait levé la main avant lui et quand ce fut son tour il avait oublié ce qu’il voulait dire. Ainsi, le groupe avançait de questions en questions, certains enfants avaient pour fonction de reformuler ce qui venait d’être dit, l’enseignante se contentant de donner son opinion et parfois de faire une synthèse. Gianni trouva que la récréation avait été riche et il demanda au groupe si les lois avaient un rapport avec les libertés. Malheureusement, Caroline déclara la séance terminée, permit quelques dernières interventions et cette question ne trouva pas de réponse. Mais peu importait, Gianni venait de vivre un moment très étrange : c’était la première fois que dans une école il s’était senti au même niveau que tout le monde, des adultes surtout. Ses paroles et pensées pouvaient être erronées ou imparfaites mais elles apportaient à chaque fois une pierre supplémentaire à la construction collective. Chacun avait le droit d’avoir son opinion mais le fait de se poser ensemble la question permettait à tous de s’enrichir. C’était aussi la première fois qu’il rencontrait dans une école une situation où on ne donnait pas réponse à une question formulée. Une fois la classe remise en état, un nouvel élève prit la parole pour le « Bilan Météo. » Thomas expliqua à Gianni que c’était comme un quoi de neuf mais en fin de journée et uniquement sur ce qui s’y était passé. Chacun fit une prise de température de la journée et quelques uns en donnèrent les raisons. L’enseignante leur dit au revoir et Gianni se retrouva chez lui sans qu’il s’en soit aperçu tellement ce qu’il avait vécu le tracassait. Il avait pris quelques fiches de travail avec lui et termina sa journée en les remplissant, histoire de gagner un peu d’argent pour le marché du lendemain… La seconde journée dans cette école débuta avec encore plus d’appréhensions pour Gianni que la veille parce qu’il redoutait les surprises qu’elle allait lui apporter. Après le Quoi de Neuf ? du matin, comme la veille, la classe se mit au travail en Français. Il choisit de faire un peu d’orthographe et en particulier de parfaire sa compréhension de l’accord du participe. Cette fois-ci, il n’eut pas de mal à comprendre et à réussir les exercices d’entraînement. A la place du temps de réécriture d’un texte élu, l’enseignante lança un temps de rédaction des articles. Thomas expliqua qu’en effet dans la classe paraissait un journal hebdomadairement : « le canard sans patte ». Chaque élève était libre d’y proposer un texte et c’était le moment de la semaine réservé à cet effet. Thomas parla aussi des correspondants avec qui ils échangeaient assez régulièrement des lettres collectives et individuelles. « Mon correspondant s’appelle Tony, il a mon âge et adore faire du cheval. Peut-être qu’on se verra lors de la classe de découverte que nous allons faire ensemble en fin d’année. Quand nous enverrons nos prochains courriers, pense bien à te faire connaître, je crois que dans leur classe ils sont plus que nous. » Gianni se lança dans l’écriture d’un poème intitulé « Les ailes du Monde ». L’enseignante le lui corrigea et l’invita à reprendre quelques unes des erreurs commises avec l’aide de documents. Ce texte paraîtrait sûrement dans le prochain journal. Pendant la récréation, Romain choisit à nouveau pour cible Gianni en le ridiculisant devant tous les autres. Cette fois-ci, il avait décidé de se moquer de sa coiffure et prenait à témoin les quatre garçons qui traînaient toujours avec lui. Comme il était nouveau dans l’école, il n’osa pas aller trouver les médiateurs mais décida d’en parler à Thomas. Celui-ci lui répondit la même chose que Caroline : « T’en fais pas, c’est normal, il est comme ça avec tout le monde, c’est pour ça que c’est un blanc en comportement ! » Il expliqua que cette ceinture était comme celles de Français ou de mathématiques mais concernait le comportement. « La maîtresse nous dit toujours qu’il ne s’agit pas d’être sage pour obtenir une ceinture. Il s’agit plutôt d’avoir un comportement respectueux des autres et de la vie du groupe. Plus tu es grand en comportement, plus tu as de libertés. Par exemple, quand tu es orange, tu peux descendre en récréation sans faire le rang, parce que tout le monde sait que tu ne t’amuseras pas à bousculer les autres dans les escaliers. C’est au conseil qu’on attribue les ceintures, tu verras cet après-midi. » Pas du tout convaincu par l’argument de la fatalité et opposé à subir les flèches lancées par Romain, Gianni renchérit : « Mais qu’est-ce que je peux faire pour me protéger de Romain sans avoir à en parler à l’enseignante ? » Thomas lui parla du message clair . Il consistait à aller discuter avec la personne qui a causé la souffrance, de lui décrire la situation dans laquelle elle s’est produite et d’énoncer les sentiments qu’elle a engendrée. « Le message clair, c’est pas toujours facile mais quand celui qui t’a fait souffrir entend les émotions qu’il a suscitées, souvent, il comprend pourquoi il faut qu’il arrête. Si le message clair ne suffit pas et que Romain s’en moque ou continue, critique-le au conseil et on en parlera. » Gianni réconforté par ces propositions, décida d’aller faire un message clair à Romain et Hussein, un de ses copains, celui qui venait de se moquer de lui une nouvelle fois. Gianni reconnut dans le regard d’Hussein qu’il avait compris, surtout lorsque celui-ci lui demanda de l’excuser. Romain, lui, se mit à rire et disparut dans la cour en se moquant de plus belle. Le conseil de l’après-midi fut présidé par Stéphane. On y parla d’une proposition qui consistait à disposer d’une poubelle par équipe, d’une sortie que devaient préparer deux enfants de la classe, des difficultés de Driss à réussir des ceintures de Français, du souhait de Virginie d’échanger son métier contre celui de Cindy et de la critique de Gianni sur Romain. Romain put de suite se défendre mais préféra ne rien dire. Virginie demanda à Gianni s’il avait fait un message clair. Le conseil vota 5 tissous d’amende à Romain et l’invita à une réparation . Ce dernier accepta et s’engagea à en parler lors du prochain conseil. Avant de terminer, Stéphane demanda qui souhaitait changer de ceinture de comportement. Trois enfants se manifestèrent et après un débat concernant chacun d’eux et une décision finale réservée à l’enseignante, seuls deux d’entre eux l’obtinrent mais d’abord à l’essai pour quinze jours. Comme il restait suffisamment de temps avant la fin de journée, l’enseignante lança le marché de classe. Gianni y dépensa tout l’argent qu’il avait reçu dans la journée pour tout le travail qu’il avait effectué. Il nota même que certains qui avaient peu travaillé arrivaient à s’enrichir ; comme ça, ils pourront payer leurs amendes, pensa-t-il en regardant Romain …

Décidément, cette classe interrogeait fortement Gianni. Il avait trouvé enfin un espace éducatif où il pouvait concilier ses apprentissages scolaires et le respect de la construction de son individualité. Il venait de trouver un lieu où la parole libérée était guidée par des lois et des limites. L’idée de coopération lui semblait tout à fait adaptée à tout cela. Contrairement à ce qu’il avait pu voir à Summerhill , le charisme de l’enseignante ne semblait pas être la clé de voûte du système : elle était une « institution » parmi d’autres, avec des responsabilités de gestion du fonctionnement et n’imposait pas sa personnalité plus qu’elle n’aurait dû le faire. Pourtant, quelque chose le perturbait et il ne réussit pas tout de suite à l’identifier. Romain n’y était certes pas étranger. Dans les quelques jours qui suivirent, il recommença plusieurs fois à prendre Gianni pour cible, le conseil n’avait fait que repousser les assauts. Ce conseil justement s’était une nouvelle fois interrogé et de nouvelles sanctions étaient tombées, mais aucune mesure n’avait jamais fait progresser la situation. Romain était étiqueté par le groupe comme « la ceinture blanche » et rien ne semblait pouvoir lui enlever cette image qui le caractérisait. Alors pourquoi, se demandait Gianni ? Fallait-il que même ici le groupe ait besoin de son bouc émissaire pour vivre ? Etait-il nécessaire qu’à chaque fois que des individus se regroupent ils éprouvent le besoin d’en exclure un ? Ce qui le gênait le plus, c’est que même l’enseignante n’arrivait pas à sortir de ce schéma et que le groupe paraissait embourbé pour l’éternité dans la gestion des déviances de Romain. Ce fonctionnement n’arriverait certainement pas à l’empêcher de terminer son parcours scolaire dans ces fameuses classes de transition où les avenirs s’assombrissent. S’agissait-il encore, comme le soulignait les sociologues, d’une école qui favorise toujours les mêmes ? Quinze jours plus tard, les parents de Gianni annoncèrent au directeur de l’école qu’ils devaient déménager. Gianni fit ses adieux à la classe lors d’un conseil et retourna chez lui.